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Vulnerabilità e libertà. A proposito di T. Ferraroni, La brèche intérieure. La vulnérabilité du sujet devant Dieu. Une lecture d’Ignace de Loyola (2020)

Moïsa Leleu f.m.j.

"Quella notte, da lontano, qualcuno vide una scena indimenticabile: un uomo lottava contro se stesso e un altro, con ariosa leggerezza, componeva passi di danza con questi colpi" (Prol., p. 8). Come suggerisce il titolo, è l'ombra di Giacobbe, discreta ma molto reale, che si proietta su questo bellissimo libro di teologia spirituale ignaziana, frutto di una tesi di dottorato presentata al Centre Sèvres nel 2019.

À propos de

T. Ferraroni, La brèche intérieure. La vulnérabilité du sujet devant Dieu. Une lecture d’Ignace de Loyola, Paris, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2020, 16x24, 358 p., 30,00 €. ISBN 978-2-84847-092-4

« Cette nuit, de loin, quelqu’un vit une scène inoubliable : un homme luttait contre lui-même et un autre, avec une légèreté aérienne, composait, avec ces coups, des pas de danse ».

(Prol., p. 8)

Comme le laisse deviner son titre, c’est l’ombre de Jacob, discrète mais bien réelle, qui se projette sur ce beau livre de théologie spirituelle ignatienne, fruit d’une thèse de doctorat présentée au Centre Sèvres en 2019. Malgré ce prologue biblique, ce n’est pas l’Écriture qui sert de support à Tiziano Ferraroni, jésuite enseignant à la Faculté de Naples, mais les écrits ignatiens, dans leur variété et leur diversité : des Exercices Spirituels aux Constitutions, en passant par le Récit du Pèlerin, le Journal Spirituel et les Lettres et instructions. Un parcours exigeant et cohérent qui justifierait déjà en soi que l’on s’intéresse à l’ouvrage. La question posée à l’intérieur de ce cadre ignatien – il faudrait plutôt dire : de cette expérience ignatienne – est celle de la vulnérabilité. « Quel est le rôle de la vulnérabilité dans la naissance et la croissance du sujet devant Dieu ? Voilà la question centrale de notre recherche » (p. 111). Inquiétante, angoissante, inévitable vulnérabilité, dont nous est découvert au fil des pages le « potentiel positif », pour autant que l’on accepte l’idée que « la croissance de l’homme spirituel va de pair avec le consentement à sa propre vulnérabilité, et vice-versa » (p. 17).

Pour conduire sa démonstration, l’A. organise son propos en quatre temps, qui correspondent à autant de corpus distincts : des expériences et réflexions philosophiques contemporaines (1) ; le Récit du Pèlerin (2) ; les Exercices Spirituels (3) ; et, enfin, les autres écrits ignatiens (4), moins connus du grand public, que sont le Journal Spirituel, les Lettres et instructions, et les Constitutions de la Compagnie.

I L’ambiguïté de la vulnérabilité

Le premier chapitre explicite la notion : que dit-on quand on dit « vulnérabilité » ? Une réflexion préliminaire qui prend la forme d’une étude sémantique, suivie d’approches variées que l’A. rassemble sous le terme générique de « philosophies de la vulnérabilité ». On y appréhende donc d’emblée la notion au pluriel : à travers ses manifestations sociale (Guillaume Le Blanc), personnelle (l’éthique du care) et finalement structurelle (Martha Nussbaum), avant de prolonger la réflexion par la rencontre – décisive aux yeux de l’A. – de deux philosophes : Paul Ricœur et Emmanuel Levinas. Ce premier parcours aura permis d’appréhender la vulnérabilité dans son ambiguïté originelle : en la percevant comme un « manque fondateur » (Elena Lasida ; p. 33) ; en se souvenant que c’est la même dimension qui permet à l’homme d’être blessé, et d’être touché, caressé ; en prenant conscience, sur le terrain de l’expérience et de sa reprise philosophique, que la confrontation avec « l’autre » (ce qui n’est pas moi, ce qui excède mes critères, mes repères, mes capacités, mes représentations ou mes illusions) n’équivaut pas nécessairement à la disparition ou à la négation du « soi », mais peut, au contraire, prendre la forme heureuse de la « promotion de soi » (Ricœur) ou la forme paradoxale du « don de soi » (Levinas). Le point de départ de la réflexion de l’auteur est donc clair : il s’agit d’envisager la notion de vulnérabilité, non d’abord ou seulement comme négative, inquiétante, amoindrissante, mais, à l’opposé, comme une possibilité d’ouverture, de construction, de fécondité. Si écroulement il y a, c’est celui d’un « mythe » qu’avec Fabienne Brugère – qui voit dans la vulnérabilité un concept fondamental de l’éthique du care – on définira comme celui d’« un monde parfait, d’égalité et de justice, composé d’hommes performants et indépendants » (p. 55). Le « monde vulnérable » qui se découvre aux yeux de celui qui s’est laissé, parfois par la force des choses, entamer par la vulnérabilité, ce « monde autre », n’est pas autre chose, dans cette optique, que le monde réel. L’« autre », le « réel » et le « soi » : telles sont les premières clés confiées au lecteur, en attendant que la contribution ignatienne ne dévoile la dimension spirituelle inhérente à ces questions jusque-là conduites exclusivement sur le plan philosophique.

La suite de l’ouvrage (du chap. 2 au chap. 4) dessine un processus de croissance spirituelle coextensible à l’expérience paradigmatique d’Ignace : de sa conversion à Loyola à sa mission de général de la Compagnie ; de la « forteresse transpercée » (chap. 2) à la « vulnérabilité du jésuite » (chap. 4). Un parcours 100% ignatien mais qui se veut hospitalier à toute expérience spirituelle en ce qu’elle est, en son fondement, consentement à une vulnérabilité qui se découvre comme « la condition de possibilité de l’accueil de l’altérité » (p. 111), que ce soit dans l’autre ou le Tout-Autre.

II Ignace de Loyola, vulnérable ?

Le lecteur se dira peut-être que le rapprochement entre le fondateur de la Compagnie de Jésus et la vulnérabilité ne s’impose pas par son évidence… L’A. n’aurait-il pas cédé à l’envie d’exploiter un thème contemporain en le confrontant à une expérience ancienne, fondatrice, traditionnelle : celle d’Ignace de Loyola ? De fait, on peut s’interroger. Cependant, on s’accordera au moins sur le fait que poser une question nouvelle à des textes anciens est un moyen à la fois de les lire à neuf et d’éprouver la question de manière originale. C’est un premier point. Et, second point, nul ne pourra nier que l’expérience spirituelle d’Ignace s’enracine objectivement, historiquement, dans une expérience de vulnérabilité au sens propre du mot puisque c’est à partir de la blessure de Pampelune que se déploie son itinéraire de conversion : dans cette expérience forcée de « l’autre » (les Français qui assiègent Pampelune, sa propre jambe qui va rester plus courte, plus tard le Maure rencontré sur la route…), Ignace découvre un autre visage de Dieu : le « Dieu du réel ». Occupé qu’il était à défendre sa « forteresse », à protéger son invulnérabilité, fût-ce en s’enveloppant de scrupules (p. 152), Ignace sort finalement de ce monde « vieilli » par la rencontre avec le regard de miséricorde de Dieu, qui lui ouvre « un monde nouveau, un horizon nouveau », en lui donnant « le droit d’exister, tel qu’il est » (p. 161). Le chapitre est convaincant qui met en œuvre une lecture rapprochée du Récit, attentive « aux nuances, aux éléments de rupture et de décalage, aux blancs du texte, puisque souvent c’est dans ces plis que se cachent les significations les plus profondes » (p. 116), et le fait percevoir à neuf comme un itinéraire d’enfantement.

Après la « forteresse transpercée » (chap. 2), l’A. ouvre le livret des Exercices Spirituels, qu’il entend présenter comme « une pédagogie de la vulnérabilité » (chap. 3). On regrettera de ne pas retrouver ici l’attention à la lettre qui avait si bien caractérisé le chapitre précédent. Cependant l’A. montre bien comment l’itinéraire personnel, individuel, exprimé dans le Récit, prend forme hospitalière dans les Exercices. Il s’agit, une fois vérifié que la vulnérabilité appartient aux « ingrédients incontournables de la vie spirituelle » (p. 169), d’apprendre à devenir « vulnérable à la manière du Christ ». Les Exercices thématisent cette proposition spirituelle et la rendent accessible à tous ceux qui veulent et peuvent s’y livrer. On y emprunte un chemin qui « permet l’émergence d’un homme qui n’est ni empêtré dans sa propre vulnérabilité, ni préalablement protégé face à elle, mais qui, conscient de cette dimension et aussi des risques qu’elle véhicule, atteint une position intérieure qui mène à son accomplissement » : la position de l’homme spirituel (p. 173). « Position » : l’A. affectionne cette notion par laquelle il désigne l’expression de la liberté de celui qui, dis-posant de soi, est capable de se re-positionner en fonction des circonstances et des appels. L’influence, via Édouard Pousset, de Gaston Fessard, est ici perceptible (et avouée). Mais ce n’est pas la seule et l’on saura gré à l’A. d’avoir su intégrer, en plus de théoriciens connus comme Maurice Giuliani ou Xavier Melloni, l’apport moins évident et quelque peu subversif de Roland Barthes – dont le Sade, Fourier, Loyola passe les Exercices au crible d’un structuralisme athée, mais dont la méthode « élargit l’horizon herméneutique » (p. 179) de qui cherche à comprendre les Exercices. Quant au contrepoint offert par l’analyse d’un article de Michel de Certeau – pour qui « la dynamique fondamentale des Exercices Spirituels est condensée dans la formule : “faire place à l’autre” » (p. 185) –, il confère tout son équilibre et sa fécondité à cette section du chapitre. Au terme, le parcours des Exercices, dont la trame est rapidement (trop ?) revisitée de la première à la quatrième Semaine, est présenté comme une proposition contribuant à « libérer la vulnérabilité, afin qu’elle puisse réaliser ce qui lui est le plus propre, c’est-à-dire permettre à l’Autre d’être présent » (p. 207). Ou encore, pour en donner à lire une expression plus déployée : « Le point d’arrivée des Exercices – s’il y en a véritablement un – c’est donc cette “position de soi par l’Autre et pour l’Autre”, qui est une position de consentement à la vulnérabilité radicale » (p. 258). L’« autre », le « réel » et le « soi », sont donc ici clairement rejoints, mesurés, et finalement exhaussés dans cette référence ultime et décisive à l’« Autre ».

Avec le chap. 4, on renoue avec le goût de la lettre qui caractérisait heureusement la lecture du Récit. Au lieu de la méthode narrative, c’est à présent la méthode rhétorique qui est mise en œuvre, déployant efficacement les harmoniques et les enjeux de ces textes beaucoup moins connus que sont les Lettres et instructions ou les Constitutions. Faire de « la vulnérabilité du jésuite » le propos du chapitre entier est pour le moins original et audacieux. Le ton est clairement donné dès les premières pages, consacrées à une lecture attentive du Journal Spirituel, texte déroutant s’il en est, dans lequel Ignace recense, avec une régularité méthodique qui n’est pas sans étonner voire déranger le lecteur contemporain, les larmes qui accompagnent sa prière et son discernement. La vulnérabilité apparaît ici avec évidence non comme une faiblesse subie mais comme la possibilité d’une ouverture à Dieu, un « outil » au service de la croissance spirituelle. La perspective se renverse – en même temps, peut-être, que nos présupposés – et l’A. peut conclure : « le Journal nous montre un homme debout face à sa vulnérabilité » (p. 284). Or c’est précisément cet homme-là, « positionné » dans sa vulnérabilité, qui peut, seul, devenir capable d’appartenance à un corps. Comme annoncé dès l’introduction de l’ouvrage : « il y a une manière de se tenir vis-à-vis de la vulnérabilité qui, seule, rend possible l’entrée dans un corps plus grand et permet l’appartenance à celui-ci » (p. 17). Il n’y aurait que cela à découvrir dans l’ouvrage de T. Ferraroni qu’on n’aurait pas perdu son temps… Une idée féconde qui s’énonce avec plus de cohérence et de fermeté encore dans le chap. 4 : « C’est dans sa vulnérabilité et grâce à sa vulnérabilité que le jésuite peut sentir la présence de Dieu en lui, qu’il peut se laisser conduire par un Autre, qu’il peut devenir membre d’un corps plus grand que le sien » (p. 264). Membre du corps de la Compagnie, membre du corps ecclésial, membre de ce corps qu’est l’humanité, dont le devenir et l’histoire affectent toujours celui qui s’est laissé rejoindre par sa propre vulnérabilité. C’est alors qu’apparaît en pleine lumière, comme sur le visage du Vulnérable par excellence qui est le Christ, la véritable fécondité d’une vulnérabilité devenue « vulnérabilité-pour » (p. 345).

Il est certes intéressant et utile pour notre temps de (re)lire les textes ignatiens. Mais il est sans doute plus intéressant et plus utile encore de le faire en dialogue avec des problématiques contemporaines : entendre de vieux textes qui appartiennent à des religieux et à des groupes qu’on a l’habitude de considérer comme forts, expérimentés, riches de leurs traditions et de leur compétence – quand ce n’est pas de leur patrimoine, de leur savoir, de leur pouvoir… –, en clé de vulnérabilité, c’est un véritable défi dont le livre de T. Ferraroni prouve la pertinence et la fécondité. Le lecteur assidu et persévérant y récoltera un fruit non seulement théologique, mais encore – ce qui n’est pas contradictoire – spirituel.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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