Dieu joueur d’échecs ? Prédestination, grâce et libre arbitre. Tome 2. Relecture de saint Thomas d’Aquin

Basile Valuet osb
Teologia - reviewer : Pascal Ide

Basile Valuet, bénédictin de l’Abbaye du Barroux, nous a habitués aux synthèses à la fois monumentales, extrêmement fouillées et très analytiques, avec un premier travail sur Le droit à la liberté religieuse dans la Tradition catholique (2525 pages distribuées en 6 volumes). Ce nouveau travail est consacré à la question de la prédestination, précisément, la manière dont elle procède et le caractère infailliblement efficace de la grâce divine. Le sujet est traité en quatre volumes : les sources, scripturaires, traditionnelles et magistérielles (I) ; la doctrine de saint Thomas (II) ; les ouvrages (environ 1000 !) rédigés sur ce sujet entre le xive et le xixe siècles (III) ; les non moins nombreux (170 pages de bibliographie) écrits contemporains (IV).

Pour des raisons éditoriales accidentelles, paraît en premier le deuxième tome, comprenant 1499 (!) pages grand format et 4455 notes. Le plan, très linéaire, suit l’ordre de datation des différentes œuvres de l’Aquinate, telle qu’il est proposé par la troisième édition de l’Initiation… de Jean-Pierre Torrell (p. 15, note 15). Tous les textes de Thomas sont cités en latin, traduits par les soins de l’auteur et interprétés, non sans parfois faire appel à des commentateurs, médiévaux, baroques ou contemporains Assurément la lecture est fastidieuse et l’analyse répétitive ! Mais l’A. a eu la bonne idée d’en offrir une large synthèse dans un long chapitre où, après avoir repris toutes les conclusions principales (p. 1151-1250), il expose comme une synthèse de la synthèse (p. 1251-1287) : il y systématise les acquis de Thomas sur le plan divin et son exécution dans la créature, corrigeant 17 malentendus ; puis, de manière totalement imprévue, le fidèle disciple du Docteur angélique propose un discernement où il pointe les « limites » (pas moins de 18 !), avant de lui-même s’enhardir à ébaucher une « synthèse personnelle » (p. 1273-1286).

L’image, de prime abord déroutante, du jeu d’échecs cherche à illustrer la thèse (qui se présente comme une interprétation du texte thomasien) de l’A. la plus audacieuse à l’égard du « thomisme classique » : la providence ne prédétermine pas nos élections quant à la spécification. Elle se fonde sur le concept original de « science des futurs antérieurs libres » (qui est infaillible et relève de la science de vision et non pas de la science moyenne des molinistes). Et voici la métaphore : la « détermination » –si l’on tient à garder ce nom – de la providence divine serait donc comme « une “programmation” non pas des actes libres du joueur humain, mais des réponses de Dieu tenant compte de ces actes libres, dont par ailleurs Dieu est la cause non nécessitante » (p. 513, souligné dans le texte).

Comme pour l’ouvrage sur la liberté religieuse (qui visait à démontrer sur cet exemple et non sans lien avec le cadre polémique français de l’intégrisme, que le développement doctrinal du Magistère est homogène), l’A., si spéculatif et érudit soit-il, est guidé par un souci pastoral : l’angoisse du salut (p. 12), à laquelle trois ouvrages consacrés à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux (édités chez Artège entre 2011 et 2013) l’ont sensibilisé. L’on saura particulièrement gré à l’auteur de « prendre suffisamment au sérieux » « la volonté salvifique universelle antécédente et l’Amour miséricordieux », plus que le thomisme classique qui récuse l’accès des enfants morts sans baptême à la vision béatifique (p. 1289, derechef souligné dans le texte).

Assurément, les disciples du père Garrigou-Lagrange qui posait le passionnant dilemme : Dieu déterminant ou déterminé ?, penseront que l’auteur concède trop à la deuxième posture, sans d’ailleurs (mais faut-il le préciser ?) en rien sombrer dans le molinisme, a fortiori dans une quelconque théologie du process. Toutefois, d’abord, il y va d’une exégèse précise de tous les textes thomasiens mis en perspective historique, qui sont non seulement restitués à leur multiplicité évolutive, mais à leur (très relatif) flottement lexical et doctrinal – sans parler de leur incapacité à répondre à des débats qui n’étaient pas ceux de l’époque. Ensuite, en termes rigoureux (et l’auteur est justement attentif à la logique), le véritable dilemme devrait être « déterminant ou non déterminant » (p. ex., p. 652-657), car, jamais, pour l’A., l’homme ne détermine Dieu.

Nous permettra-t-on une suggestion ? Le point commun des deux immenses études du bénédictin réside dans la liberté, humaine et divine. Plus que le seul approfondissement de la science divine (cette polarisation sur la connaissance au détriment de l’amour et de la liberté est typique du disciple de Thomas), le passage par la compréhension moderne de la liberté – non pas la liberté idolâtre d’elle-même, mais la liberté comme obéissance à Dieu, telle, par exemple, qu’un saint Ignace l’a mise en œuvre et telle que des théologiens jésuites comme Fessard, Balthasar ou Chapelle, l’ont pensée à sa suite) n’est-il pas à même d’éclairer de manière neuve la communication de la liberté divine à la liberté humaine, par, dans et pour l’amour, dont la question de la prédestination ? — P. Ide

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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